Peut-on vivre ensemble ?
"L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives, une bonne somme d’agressivité. L’homme est tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus."
Freud, Malaise dans la civilisation
« Le vivre ensemble », substantif des temps modernes, fleurit sur toutes les lèvres prétendument autorisées, souvent pour soutenir une argumentation défaillante, parfois pour pointer un idéal à atteindre, toujours pour témoigner d’une impuissance. Mais la formule ne manque pas de charme d’autant plus qu’elle est vide. Elle est l’expression laïque du clérical « amour du prochain » lequel s’égare et s’enlise dans le « comme toi-même » ! Car encore faut-il s’être amendé de la haine de soi !
Les armées comme les églises, parviennent, peu ou prou, à faire « vivre ensemble » à partir d’un idéal partagé, patriotique ou religieux. C’est, alors, une identification individuelle à une finalité collective. Mais on peut parfaitement participer au combat ou à l’office sans pour autant apprécier le compagnon de chambrée ou le prêtre célébrant. Et pourtant, nous vivons ensemble ! Ensemble nous formons un groupe, mais les groupes sont divers et nombreux et ils s’opposent plus souvent qu’ils ne s’unissent ! Vivons-nous ensemble ou à côté les uns des autres ?
Comme le disait le Docteur Lacan, la fraternité, c’est être « isolé ensemble ». Nous ne sommes frères qu’au titre d’être tous les enfants du logos. De ce logos chacun a pris sa part, singulière, qui le rend à nul autre semblable…
Ségrégation et discrimination doivent être soigneusement distinguées. La ségrégation (étymologiquement, ce qui est extrait du troupeau) sépare, ce qui suppose l’Autre reconnu depuis, par et pour sa radicale altérité. La discrimination porte, non sur l’Autre comme séparé, comme différent, mais sur un trait de cet Autre dans lequel je ne me reconnais pas et auquel je veux imposer ma modalité de jouissance. À défaut d’y parvenir autant l’éliminer !! C’est dans le refus de la ségrégation que la discrimination prend sa source.
Ce qui peut nous unir, c’est la différence. La dénier expose au pire.
"Laisser cet Autre à son mode jouissance, c’est ce qui ne se pourrait qu’à ne pas lui imposer le nôtre, à ne pas le tenir pour un sous-développé. S’y ajoutant la précarité de notre monde, qui désormais ne se situe que du plus-de-jouir, qui même ne s’énonce plus autrement, comment espérer que se poursuive l’humanitairerie de commande dont s’habillaient nos exactions ? Dieu, à en reprendre de la force, finirait-il par ex-sister, ça ne présage rien de meilleur qu’un retour de son passé funeste."
Lacan, Télévision
Marc Lévy et le comité d'organisation.